samedi 30 octobre 2010


De Pont-de-Chéruy (Rhône) à Pondichéry (Inde) : l'incroyable et néanmoins véridique histoire de la planche à clous 
(Gérard Fiot / 27/01/2008 / http://www.asiexpo.com/club/articles_show.php?no=246&categorie=tous)




Extrait du Journal des Voyages et des Aventures de Terre et Mer, Année 1892, Vol. XXXVII, n° 215 :

“ De notre envoyé spécial de Pont-de-Chéruy (Rhône) à Pondichéry (Inde), Alfred-André Rouletabosse :
 Enfin vient d'être révélée la solution d’un phénomène mystérieux et stupéfiant, généralement taxé de supercherie par les voyageurs incrédules animés d'un esprit étroitement rationaliste, et dont les fidèles lecteurs de nos reportages d' Extrême-Orient sont familiers. Rassurez-vous, point ne s’agit cette fois de la célèbre “corde magique” ni de flûtistes charmeurs de serpents. 


Voici la teneur de cette nouvelle et combien passionnante énigme :

  Les voyageurs des Indes - je parle des vrais connaisseurs de l’Inde profonde, non d’une délicate mais bien superficielle gentry de passage au Raffles de Singapour, pressée d’aller cauteleusement s’installer dans un des palaces de l’Inde romantique tel le Ganga Kinare à Rishikesh ou le Raj Palace Jaïpur de Delhi - ; les authentiques explorateurs donc, grâce à de longues tentatives d’approche des assemblées brahmaniques, ayant à cet effet patiemment mis en confiance quelque vieux sage plein de méfiance à l’égard des grimaces de pisse-copies arpentant les cinq continents à l’affût de sensationnel à bon compte (l’adage le dit bien, “ce n’est pas au vieux sage qu’on apprend, etc. ...”), ont pu assister à des séances souvent secrètes au cours desquelles un fakir (ou fakhir) en état de transe initiatique s’élance d’un bond sur une planche hérissée de rangées serrées de clous acérés, sur lesquels il trépigne, danse, s’assied, se vautre, sans manifester le moindre désagrément ni qu’aucune traînée sanglante n’en macule les dards ni le sol, ou que gouttes de sang ne giclent à travers les tourbillons de ce ballet infernal.
  Des conjectures sans fin ont été émises à ce propos, alimentant tant jacasseries de soirées mondaines, confidences convenues d’après-dîners d’ambassade (... combien de Majors des régiments de Cipayes ou du Queen’s Gurkha Officier n’ont-ils pas été sollicités, parfois à la promesse de faveurs intimes, par de “young but so noble ladies” à dentelles froufroutantes, appartenant à la plus haute société britannique, ou même concédées par telle “Madam”, toujours digne “but not still so young” hélas, et désavantagée, - "... it' s not fair" - par le face-à-main - “lorgnette” dit-on à Londres - sollicité par une “si légère myopie...”) - ou autres bavardages des cocktails-parties en lieux fermés aux autochtones (qui savent ici comme ailleurs qu’ils feront "tintin" dans les clubs réservés des concessions internationales, à l’instar de Shanghaï ou Canton où s’affiche avec morgue et sans vergogne la si tristement célèbre et déplorable formule “No dogs or chinese allowed”), - tant vous dirai-je, que les filandreuses considérations pseudo-savantes d’ouvrages insipides et soporifiques s’appesantissant sur les coutumes les plus "exotiques”, les reléguant de préférence dans d’hypothétiques contrées inaccessibles et d’une radicale étrangeté.
  Bien au-delà de telles vaines balivernes, l’enquête approfondie et d’une incontestable compétence dont nous sommes en mesure de vous communiquer ici et pour la première fois les résultats a été le fait du savant naturaliste de renommée mondiale, Lord Grosvenor, Esq. (*).
  Ayant pu, grâce à son ancienne familiarité des milieux indouistes et surtout à la faveur de hautes protections obtenues non seulement du fait de sa notoriété mais, comme il me l’a discrètement laissé entendre sans vouloir s’y étendre, par ses hautes accointances dans des sociétés initiatiques qui n’apparaissent jamais au grand jour, s’approcher de très près d’un de ces tapis cloutés, son acuité d’observateur s’exerçant sur les dards d’un aspect de fer rouillé que venait de laisser derrière lui le fak(h)ir, il eut la révélation d’un tour de force pourtant apparemment incompréhensible ; ce qui semblait, pour un regard non exercé et égaré par un mélange de fascination et d’épouvante, un ensemble menaçant de pointes métalliques, se révélait une brassée de grands clous de girofle (type de référence : Eugenia caryophyllata Thumb., couramment l’espèce Caryophyllus aromaticus L., “l'embryon de la fleur desséchée du giroflier avec le calice et le germe” - Journal Asiatique, Quatrième série, tome X, Paris, Imprimerie Royale, 1847) d’une espèce particulière à certaines régions des Indes, plutôt rare d’ailleurs, présentant une sorte de tige rigide prolongeant de cinq, six et même parfois dix centimètres l’enveloppe ligneuse contenant la graine, laquelle forme, à la différence des autres variétés, une excroissance pointue au sommet et une base plane, lui donnant l’allure d’un de ces longs clous de charpentier que nous connaissons bien pour les employer nous-mêmes lorsque, enfin de retour dans nos Worcestershire, Herefordshire ou Cheshire natals, nous sommes amenés à des réparations dans le boisage des timber-framed cottages, ou bien quand, en visite à la résidence d’été pré-himalayenne d’un compatriote de la British Indian Army, nous prêtons la main et l’œil à la poutre de ce voisin riverain du Brahmapoutre.
  Tout s’éclaire donc à merveille si l’on suit dans ses moindres détours l’enquête menée par Lord Grosvenor ; l’épiderme fessier de ces soi-disant magiciens d’Orient, bien qu’aguerri à des sièges beaucoup moins moelleux que nos coussins garnis de bonne laine des moutons du Southdown (que je mettrai volontiers et sans chauvinisme excessif en balance avec le fameux Cachemire), n’a pas, proclamons-le désormais haut et fort, les propriétés sortant de l’ordinaire d’un cuir dont le tannage aurait bénéficié dans son modus operandi immémorial de la transmission cachée d’une très ancienne corporation remontant à l’ancienne Mésopotamie ou à la Haute Egypte. N’ayant pas eu dans la civilisation moderne l’insigne privilège du chevalier des terres occidentales de blanchir sous le harnois sans monter à cru, le fak(h)ir jouit comme il peut d’un postérieur recuit et bruni par les intenses chaleurs madrassiennes, depuis une tendre enfance exposée aux irradiations, risquons l’image, pour ainsi dire “sous-cul-tannées” dardées par un soleil impitoyable, "when the sun is beating down so hard"...
   Bien entendu, objecterez-vous - Ô si éminents et respectables esprits, pourfendeurs de la superstition et de l'imposture, sans défaillance ni concession sur les exigences de cet examen critique qui fait la gloire, le triomphe et l’indépassable efficacité de notre savoir occidental ! -, des stations prolongées et toutes sortes de contorsions cabriolesques sur des brassées de cloutages même giroflesques ne peuvent guère malgré tout éviter de meurtrir tant soit peu un postérieur ou tout du moins d’y laisser quelques cicatrices sensibles et visibles.
   C’est ici, chers impatients, que votre sagacité ne doit pas se laisser prendre en défaut. En l’occurrence, acceptez que se détende un peu votre cérébrale machine en ces heures de lecture du soir qui vous accordent quelques loisirs bien mérités au terme d’une trop laborieuse et fiévreuse journée de spéculations hasardeuses dans votre bureau de la City ou de torves manoeuvres politiciennes au fond d’un Foreign Minister d’affaires si étranges qu’elles vous sont à la longue devenues totalement étrangères. Bref, tel un Watson hors consultations s’offrant voluptueusement et confortablement à la douce chaleur de l’âtre dans un fauteuil de Baker Street, abandonnant sans condition ses oreilles aux géniales et imprévisibles ratiocinations d’un Sherlock Holmes, laissez-vous conduire vers la conclusion de cette affaire, laquelle, quelque indispensable rappel de connaissances aidant, vous semblera bientôt d’une simplicité si enfantine que vous serez un peu décontenancés de ne pas y être parvenus vous-mêmes d’emblée. 
  Voyons, vous n’êtes pas sans vous souvenir des contusions consécutives à vos escapades de jeunes gaillards turbulents, qui marbraient vos abattis lorsque vous rentriez à la maison tous blazers et fonds de culottes en lambeaux, d’abord exposés à la colère de pères excédés, heureusement bientôt sous la protection de trop tendres mères qui, telles d’antiques éoles maternelles, vous abritaient prestement sous leurs ailes pour vous éloigner de l’orage afin de soigner vos plaies à l’aide de teinture d'iode, de lotion à l’arnica ou d’un onguent d’officine propre à atténuer vos douleurs et à faire promptement disparaître tout hématome en attendant la prochaine mêlée d' une nouvelle tourmente buissonnière. Les fakhirs, pour leur part, s’ils n'en sont plus à ces débordements juvéniles, savent toutefois, depuis une enfance qui fut le plus souvent rien moins que tendre, que le clou de girofle exerce une action non seulement désinfectante mais puissamment analgésique et résolutive. C'est qu' on les envoyait dès tout petits dans les jardins pour des cueillettes diverses, pas seulement de clous de girofle d'ailleurs mais aussi bien de noix de muscade, d’ylang-ylang ou des fruits du cannelier.
  Ainsi, l’ascèse de la planche à clous - mais vous l' avez compris, strictement ... de girofle ! - a pour effet de porter remède presqu’instantanément aux lésions dommageables des piqûres, blessures et autres meurtrissures, lesquelles, engendrées - non comme une imagination naïve, hâtive et mal informée inclinerait à le penser - par des pointes métalliques mais par de végétales épines vite émoussées consécutivement à des assises d’ascèses répétées, sont en tout état de cause à la longue d’un impact toujours moindre. 
   En toute modestie, risquons maintenant une hypothèse : ne pourrait-on voir dans le fak(h)irisme la prescience d’un traitement prophylactique, la prémonition  chamanique d’un savoir empirique des anciens peuples sur l’effet des plantes dans certaines pathologies ? - une médecine intuitive en quelque sorte, acquise par l’expérimentation tâtonnante de générations multiséculaires encore démunies d’une véritable science.
  Rendons ainsi hommage à Lord Grosvenor (Esq.) dont je ne me suis fait ici que l’imparfait et humble interprète ... ".

De Pondichéry, Alfred-André Rouletabosse, Grand Reporter.


(* : on se souvient que la même lignée illustre a connu une Lady Lettice Grosvenore à qui a été dédié le ' Siraitia grosvenorii_Swingle_C. Jeffrey ex Lu et Z '., synon.: ' Momordica grosvenori Swingle ' (Cucurbitaceae), fruit d’un arbre du sud-est asiatique, en chinois ' luo han guo ', en pinyin : luóhàn guǒ - literally :"arhat fruit" or monk's fruit -, ' lo hon kwo ' (Chinese Cantonese), l’un des fleurons de la pharmacopée de l’Empire Céleste). 


Nicolas Lémery sur « girofle » dans son Dictionnaire universel des drogues simples :
* CARYOPHYLLI
Caryophylli, sive Garyophylli, en françois Girofle ou clous de Girofle, sont les fruits ou embrions des fleurs desséchées d’un arbre des Indes, dont les feuilles sont longues, assez larges, pointues. Quand ce fruit commence à paroitre, sa couleur est verte-blanchâtre, il devient roux, puis il brunit en murissant, comme nous le voyons : on le fait tomber en secouant l’arbre. Mais comme il en reste toujours quelques-uns des plus attachés, ils augmentent si bien en grandeur, qu’ils deviennent gros comme le pouce, & il y nait une gomme dure, noire, odorante, d’un goût aromatique. Ces gros girofles sont appelés en latin Antophylli, & en françois mères de Girofle, que l’on apporte quelquefois confits. Quelques auteurs en demandent dans les descriptions de remèdes, mais on leur substitue ordinairement les girofles ordinaires.
Le girofle a la figure d’un clou, d’ou vient qu’on l’appelle clou de Girofle. On doit le choisir gros, bien nourri, récent, entier, de couleur brune ou obscure, facile à rompre, fort odorant, d’un goût piquant, aromatique. Il contient beaucoup d’huile à demi-exaltée & de sel volatil.
Il est cordial, céphalique, stomacal : Il résiste à la malignité des humeurs : il atténue la pituite grossière du cerveau : il excite le crachat : il soulage le mal de dents.
Caryophyllus, ex καρυον, juglans, & φυλλον, folium, comme qui diroit feuille de noyer, parce que la feuille de l’arbre qui porte le girofle, ressemble à celles du noyer.
* CARYOPHYLLUS REGIUS
Caryophyllus regius (G. Pifon) en françois Girofle royal, est une espèce de petit girofle fort rare & très précieux, long et gros à peu près comme un grain d’orge, anguleux, relevé de six ou huit pointes qui forment en
son sommet une espèce de petite couronne, représentant en figure plutôt une fleur qu’un fruit, de couleur ferrugineuse, d’une odeur & d’un goût de girofle ordinaire, mais plus aromatique & plus piquant. Ce petit fruit naît à un arbre dans les Indes orientales. Le roi de l’île de Macia fait garder cet arbre à vue par des soldats, de peur que quelqu’autre que lui n’en recueille les fruits ; & comme les choses cachées & rares deviennent toujours mystérieuses, on fait croire au vulgaire des Indiens, que quand l’arbre est chargé de ce girofle, les autres arbres s’inclinent devant lui comme pour lui rendre leurs hommages.
Ce fruit a les vertus du girofle ordinaire, mais il a plus de force.
Les Indiens l’appellent Tinca radoi, c’est à dire Girofle royal, soit parce qu’il porte une espèce de couronne, soit parce que le Roi du pays s’en est réservé la possession, soit à cause de l’opinion commune & fabuleuse, qui veut que les arbres s’inclinent devant lui comme devant leur roi.
Note : G. Pifon = Guill. Pifo., Guillelmi Pifonis, Medici Amitelodamentis, de Indiæ utriusque re naturali & medica libri 14. Amstel. 1558, in-fol

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