jeudi 6 septembre 2012

PROPOS À PROPOS DE ... DUJARDIN, 23

A. Dujardin, un tour d' impasses-passe
"Il s'instruit de toutes ses forces et copie n'importe quoi"  André Gide, Amyntas

"... la divination en général, et l'oniromancie en particulier, ne sont intelligibles, en Mésopotamie ancienne, que replongées dans le système de pensée des habitants de ce vieux pays, dans la vision globale qu'ils avaient de l'univers." J. Bottéro, "Mésopotamie L'écriture, la raison et les dieux"

Remarque préliminaire : à la réflexion (à bâtons ininterrompus ...), j'ai l'impression, à propos de A. Dujardin, de "tourner autour du pot" sans pouvoir en atteindre le fond ; non que je fantasme sur une énigme à déchiffrer dans ses avancées en y suspectant un discours crypté, c'est plutôt, une fois de plus, la résistance qu'il oppose à l'analyse, de quelque côté qu'on se penche, à l'aide autant que possible des multiples ouvertures offertes par les connaissances des sciences humaines, de la linguistique à l'anthropologie historique (Bottéro), en passant par les genres littéraires et les catégories fabriquées pour les besoins de la cause, tels "les fous du langage" si savamment mis en relief (Marina Yaguello, André Blavier). Il y a "autre chose", et en ce sens ma proposition d'une triple aporie dans l'étude qui suit ne me satisfait pas vraiment. En effet, elle court-circuite paradoxalement l'intérêt et la fascination que ces écrits ont toujours suscité en moi, et finalement, en restant là, je n'irais guère au-delà des jugements expéditifs renvoyant le cas Dujardin à une forme de dérangement mental. Or, après avoir développé comme suit un nouvel essai d'interprétation, je pense qu'il vaut beaucoup mieux que cela, et que lui (re)donner une place à part entière nécessite de le "décoincer" (voir plus loin *), disons mieux, de le dégager, en lui aménageant un véritable espace d'oeuvre.   

Le début du XXè siècle est une époque de mutation profonde : fin de la tradition spiritualiste qui s'est prolongée au XIXè jusque dans et par le Romantisme mystique. Des auteurs très différents comme Fabre d' Olivet, Louis-Claude de Saint-Martin, Joseph de Maistre, Ballanche, Court de Gébelin, Esquiros, jusqu'à Gérard de Nerval et Victor Hugo, peuvent servir de jalons pour le montrer (voir les ouvrages de Auguste Viatte et Brian Juden cités plus loin).
Le changement complet d'épistémologie a bien entendu ses sources dans des courants du passé émergents ou souterrains depuis le matérialisme de l'Antiquité, mais le XXè siècle verra se mettre en place l'hégémonie de l'immanence réaliste, dans les sciences (Positivisme, Scientisme), le langage (linguistique scientifique avec Ferdinand de Saussure), la littérature (Dadaïsme, Surréalisme), l'art (le Cubisme, l'art abstrait), en fait dans l'ensemble de la culture et de la société.
 Entre ces deux pôles de civilisation, tradition idéaliste forclose fin XIXè et modernité émergente début XXè, il y a à la fois chevauchements et télescopages, et c'est dans ce cadre resserré que, pour ce qui nous intéresse, le discours de A. Dujardin représente une triple aporie :
- par rapport au passé des courants spiritualistes dont le Romantisme représente d'une certaine manière l'apothéose et l'obsolescence (à travers les prolongements ou résurgences de multiples courants, Orphisme, Spiritisme, Théosophie, Ésotérisme, Alchimie, qui s'expriment souvent dans la Poésie mystique et ses Figures - : "L'Allégorie, figure universelle", selonTissot, 1823, cité par Brian Juden, "Traditions orphiques et leurs tendances mystiques dans le romantisme français (1800-1855)"). Et les interprétations onomastiques et toponymiques de A. Dujardin ne rejoignent pas ces tendances ;
- par rapport à la modernité des nouveaux courants culturels, langage et histoire, que sa perspective n'atteint pas.
- ni du passé, ni anticipateur, il ne semble pas non plus être de son temps ; "coincé" (* - et voir tableau infra), à une époque de mutation radicale, entre la tradition désormais parachevée de l'idéalisme spiritualiste et la modernité du langage et de la culture qu'il n'a pas entrevue, il s'est malencontreusement bien que délibérément empêtré dans des conflits avec les historiens contemporains, savants, pertinents mais académiques, dont les domaines d'investigation restaient complètement étrangers - sinon ignorants et dédaigneux - aux bouleversements et renouvellements dans la culture des débuts du XXè siècle.
Toute forme de reconnaissance lui était donc interdite, pourtant son discours manifeste  une étonnante et passionnante étrangeté qui lui donne un intérêt et un charme qu'on ne sait toujours pas voir ; soit qu'on en cherche les clés improbables en se laissant 'embarquer' dans ses propres orientations fabulatrices, soit qu'on le range dans les extravagances des "fous du langage", attitude bien pratique pour l'évacuer, mais excluant une analyse qui en montrerait les tenants et aboutissants finalement significatifs d'une époque et de ses paradoxes. 


tableau-essai (repris d'un ancien cours, donc daté) non-réductionniste pour un panorama dynamique (: d'où le fléchage tous azimuts) des orientations philosophiques et idéologiques ayant marqué dans une promiscuité contractée dans le temps les bouleversements conceptuels du XVIIIè au XIXè siècles ; les polarités, utiles me semble-t-il pour poser les grandes tendances, étant elles-mêmes débordées, éventuellement disqualifiées, par les positions complexes, multiformes, hétérogènes à tous points de vue, prises dans des rapports difficilement démêlables d'objectivité et de subjectivité, des mouvements et des individus. Tout cela saisi dans de tels interférences et chevauchement qu'il rend d'emblée inopérant ce genre de tableau que j'ai la faiblesse de maintenir malgré tout, mais que chacun sera en droit de le considérer comme tout-à-fait sujet à caution. Je ne peux en ce sens faire mieux que de citer Henri Meschonnic dans sa diatribe contre René Girard (cf. "Langage, histoire une même théorie", p. 231) :

"Mais la métaphore géométrique est une géométrie symbolique. Les formes abstraites, par leur symbolisation sacralisent l'espace (...). Elles ne sont pas une spatialisation, mais une idéologisation. C'est le cercle phénoménologique et sacré." (...) "La forme géométrique permet une projection dans l'universel." (...) "La simplification croit à ses propres figures. (*)" (...) "Ainsi, au statut métaphysique, et non historique, de l'ordre et du désordre, correspondent des figures de mise en ordre, cercle, triangle, qui réalisent et déshistoricisent les rapports sociaux. Le religieux et l'état parfait de l'ordre, comme le cercle et le triangle sont des figures parfaites. En quoi toute opposition entre le sacré et le religieux est neutralisée par le discours des figures. (*)
(* c'est moi qui souligne ; un piège courant en effet qui fait qu'on tourne en rond 

J'ai sélectionné dans l'ouvrage suivant : Brian Juden, Traditions orphiques et leurs tendances mystiques dans le romantisme français (1800-1855), éditions Klincksieck, 1971,  des passages illustrant des aspects du spiritualisme se prolongeant jusqu' à la fin du XIXè siècle (*) à toute fin de faire apparaître l'impossibilité d'y inscrire A. Dujardin, ceci malgré le point commun du renvoi de l'histoire au passé. En effet,"Allégories", "analogies", "symboles", "onomatopées" même, ne correspondent pas du tout à son traitement de l'onomastique et de la toponymie.
(* ce que l'ouvrage de Auguste Viatte, "Les sources occultes du romantisme, illuminisme. Théosophie (1770 - 1820)" (2 volumes, Paris, Champion, 1928) développe de façon approfondie).
 Du côté du XXè siècle, j'ai esquissé ailleurs dans mon blog (Propos à propos de ... Dujardin) un éventail de références sur le langage, dans sa nouvelle technicité et son utilisation littéraire, pour faire des rapprochements avec Dujardin, en insistant sur le fait que ses manipulations lexicales se faisaient dans l'ignorance de la modernité.      
Brian Juden, Traditions orphiques et leurs tendances mystiques dans le romantisme français (1800-1855) :
" Martin et Pelloutier utilisent à la fois la méthode de Montfaucon et l'étymologie comparée. Le premier soutient qu'il est possible de reconstituer le dessin des migrations à partir des vestiges linguistiques, et que la langue des Celtes étoit dans son origine la même que celle des Grecs ..." (note 115, "Court de Gébelin sera du même avis ... Il ramène également la langue latine à la langue celtique.") (p. 91)
"D'une portée plus grande que l'exploration mécanique des langues par l'étymologie, la justification de la théorie ramène la pensée à l'origine simultanée du langage et de la poésie. (...) Il convient donc de tenir compte du figurisme installé dans le langage comme dans la nature. Pour cette raison, affirme Court de Gébelin, on ne peut expliquer la mythologie par l'histoire, au contraire, il faut lui accorder sa pleine signification allégorique et symbolique par rapport à la religion. (p. 91)
Entre la passé et le présent, le fil conducteur est tissé de toutes les connaissances et activités humaines, de toute la matière et de toutes les métamorphoses de l'univers visible. À l'appui, Court de Gébelin invoque Saluste : l'univers est lui-même un objet allégorique ; d'où la nécessité de faire confiance à l'empire de l'Allégorie, encore existant au milieu de nous et sa liant avec l'Antiquité .... (p. 92)
(...) Sous tous leurs aspects l'univers visible et les inventions de l'homme se correspondent, renferment des allégories de l'invisible.
(...) À partir de la genèse de la parole, formée de sons imitatifs et expressifs des rapports physiques entre l'homme et les objets naturels, l'allégorie te l'analogie dominent Le Monde Primitif " (de Court de Gébelin)
"Dérivée du signe traduisant un geste physique ayant une analogie avec le son, la lettre écrite est à son tour imitative. Ce mécanisme, base de l'étymologie comparée, rend possible le retour à l'origine de la parole... Elle ira retrouver ses éléments cachés sous le débris de tant de langues ... pour exprimer les idées communes à tous les hommes ... tout mot eut sa raison * . (p. 92)
(* : Court de Gébelin, Origine du Langage)
"L'étymologie livre la clé de la mythologie composée d'allégories : Je vois l'Allégorie briller de toutes parts, donner le ton à cette Antiquité entière (...), créer ses fables, présider à ses symboles, animer la Mythologie, se mêler avec l'histoire, s'incorporer avec les vérités les plus augustes, devenir le véhicule des connaissances humaines, leur fournir un appui indispensable ..."
("une définition générique de l'allégorie" :) C'est que ce qu'elle semble dire, n'est jamais ce qu'elle veut dire : elle nous présente un objet et c'est un autre qu'elle a en vue ..."
"Cicéron était du même avis. Warburton avait dépisté le même mécanisme dans l'hiéroglyphe symbolique. Court de Gébelin y rattache à la fois les diverses sortes de signes plastiques et les nombreuses tropes de la langue figurée. Élargir le champ du génie allégorique ou symbolique ne devait pas conduire à l'enchevêtrement des idées. L'auteur se propose de prouver logiquement l'unité de principe à la racine des expressions d'apparence disparate, mais reliées entre elles par des analogies."  (p. 91-92-93)
(l'Orphisme :) "Orphée avait compris que l'homme commence par la matière et finit par la spiritualité" (p. 108)
"Parce qu'elle devait passer par des épreuves pour remonter les degrés du ciel, l'âme était soumise aux influences et aux rythmes des puissances astrales. De ce fait, équinoxes et solstices, saisons lunaires, conjonctions de planètes et constellations, déterminent, en rapport avec les mouvements du zodiaque, les cérémonies et fêtes religieuses, et surtout le moment des initiations aux petits et aux grands mystères." (p. 109)
" (...) une théorie se généralise depuis les années 1730 et place l'imitation de la nature à l'origine de la parole et des onomatopées primitives que Falconet considère (...) comme génératrices des racines aux familles de mots et aux langues."
" L'onomatopée et l'analogie créent ensemble la poésie dans sa pureté première."
(Court de Gébelin :) "... le génie poétique s'élève au-dessus du réel, (...) par la perception des analogies et la création d'allégories et de symboles."
" Court de Gébelin semble concevoir un art poétique constamment en progression et dont les ressources figurées s'enrichissent à la fois du mythe de l'univers et de l'expérience de l'humanité, parcourent et abolissent la durée où elles enchaînent les inventions et les oeuvres qu'elles ont fait naître. Cette haute conception du phénomène poétique est jointe (...) à l'étude comparée des langues." (p. 143)
(  Chénier :) "À la décadence qu'imposent les conventions étouffantes de la littérature moderne, il oppose, comme Rousseau, le souvenir d'une époque primitive :
"... Les langues premières, et parlées par des peuples sous un beau ciel et entourées d'une nature vivante et forte, sont plus pittoresques, plus pleines d'onomatopées que les autres (...)." (p. 144) 
XIXè siècle :
selon Pierre Leroux, "le trope avait été ressuscité par le Romantisme après deux siècles d'oubli." (B. Juden) ; Leroux : "Le poète ne peut pas être compris de tout le monde mais (qu) 'il doit se faire son public, ses adeptes, ses fidèles, presque comme s'il écrivait dans une langue inconnue." 
B. Juden : "Laissant à  dessein dans le vague la vraie distinction entre allégorie et symbolisme afin d'englober toutes les tendances dans une seule manifestation commune dans ce que Mallarmé va appeler le démon de l'analogie, Leroux dirige ses principes vers l'hermétisme du style. En créant de nouveaux rapports entre l'idée et l'objet, en cachant l'un ou l'autre des termes d'une comparaison symbolique, il suggère d'enrichir la langue et les mots de nouvelles associations issues d'un travail interne."
"Les deux fins contraires de l'art, se faire comprendre ... ou se voiler et se dérober à la profanation du vulgaire, sont parfaitement reconnues." (p. 499)
(Chez Jouffroy :) "... la concentration sur l'invisible ... comme une première condition de l'esthétique." (B. Juden) ; (Jouffroy :) " Il (l'artiste) a reçu en naissant en naissant la clef des symboles et l'intelligence des figures : ce qui semble à d'autres incohérent et contradictoire n'est pour lui qu'un contraste harmonique, un accord à distance sur la lyre universelle ..." 
(p. 322-323, Esquiros, 1812-1876) : "Esquiros se montre sensible à la précision algébrique mise à la mode par les saint-simoniens. Symboles et hiéroglyphes font partie du domaine naturel à cet amateur d'occultisme. À la recherche d'analogies entre les langues de l'énigme, Esquiros sonde l'architecture, la magie, l'alchimie, le magnétisme, le blason." (...) "Ou bien le poète se laisse entraîner vers le mystère, consacre une étude aux symboles alchimiques de Nicolas Flamel, ou encore imagine que le front de l'homme est un livre dont la métascopie déchiffre l'alphabet mystérieux."
L'énigme chez Hugo :
" Le mot caché ne change pas ...
  C'est le mot d'où les autres mots
  Sortent comme d'un tronc austère
  Et qui remplit de ses rameaux
  Tous les langages de la terre !
  C'est le verbe obscur et vermeil ..." (Mille chemins, un seul but, vers 49, 56-61, Les Rayons et les Ombres, XXVI)

En document complémentaire, je citerai J. Bottéro, "Mésopotamie L'écriture, la raison et les dieux", pour montrer que la polysémie du langage s'est manifestée dès l'origine, par des "jeux de mots" (*) jamais gratuits ni absurdes autant qu'on en sache dans l'esprit de la civilisation sumérienne.
Bottéro, Mésopotamie ... "La raison" : institutions et "mentalité ; l'oniromancie :
(p. 226-227) "Dans certains cas, ce qui crée le lien entre le présage et l'oracle, c'est une simple assonance, ce que nous appellerions un "jeu de mots". Par exemple, à celui qui, en rêve, rencontre un âne (en akkadien : imêru), est promise vision (imertu) d'enfants (...) ; cette tournure étrange, hapax à ma connaissance, pour signifier simplement qu'il verra des enfants autour de lui, qu'il en aura, a été choisie de toute évidence à cause de la quasi homophonie avec imêru."
(...) "Celui qui se rend en songe au pays de Laban (Liban ?), se construira une maison (...) - parce que le nom de ce pays évoque le verbe labânu : "confectionner des briques".
* (...) "Mais ce ne sont pas là, comme nous le penserions, de simples "jeux de mots" : dans ce pays, où les noms n'étaient pas considérés comme des épiphénomènes arbitraires et, en fin de compte, mais comme l'expression véritablement objective de la propre phonémique était sérieuse et hautement significative : deux réalités dont les noms coïncident se trouvaient liées aussi étroitement entre elles que leurs dénominations."
(p. 228) "Il faut ici ne pas oublier que, dans l'écriture cunéiforme, l'homophonie, assez fréquente, des signes, et la multiplicité régulière de leurs valeurs, tant phonétiques qu'idéographiques, en sumérien et en akkadien, ont fondé toute une "dialectique" et une méthode heuristique, à nos yeux vetigineuse, et qui utilise couramment, avec le plus grand sérieux, de telles substitutions (...). Il est fort vraisemblable qu' entre les nombreuses "lectures" de pictogrammes divinatoires que nous n'arrivons pas à comprendre ni à justifier, aient dû jouer de telles subtilités, difficilement décelables à nos yeux et que, faute d'information, il serait le plus souvent téméraires de postuler. C'est pourquoi une ample portion du "code" de lecture des présages nous reste hors d'atteinte."

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