jeudi 13 septembre 2012

PROPOS A PROPOS DE ... DUJARDIN, 24

Sidéral, sidérant, à considérer avec ou sans sidération, pas comme indésirable

"Breuis esse laboro, Obscurus fio", je fais effort pour être concis, je deviens obscur - Horace, Épîtres, Art Poétique)

"... contribuer à situer aujourd'hui la poétique comme théorie du langage et de l'histoire, vers une anthropologie historique du langage." H. Meschonnic, Langage, histoire une même théorie, p.147

A. Dujardin, une "géographie sidérale" cryptée ?

Il y a effectivement chez lui une tentative pour mettre à jour une hypothétique entreprise théologico-politique (l'Eglise et la Monarchie), hégémonique, mais le moins qu'on puisse dire, c'est que sa démonstration apparaît des plus improbables, du fait de ses interprétations onomastiques et toponymiques qui sombrent autant qu'on puisse le constater à défaut d'hypothétiques clés, dans un chaos et brouillard lexical auquel on ne peut aisément trouver de fondement explicite ni même implicite (difficile entre autres d'y conjecturer des révélations cryptées) ; sans doute pas plus d'ailleurs que pour d'autres ouvrages et conceptions de toutes époques, produits majeurs de la pensée spiritualiste ou produits dérivés et sous-produits.
Sans remonter à l'Antiquité ou au Moyen Age, la Renaissance fournit assez, dans des courants et chez des auteurs aussi différents que Paracelse (voir l'étude d'Alexandre Koyré dans "Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIIè siècle allemand"), Nicolas de Cuse (cf. Koyré, "Du monde clos à l'univers infini"), ou Jakob Boëhme, jusqu'à Swedenborg (curieusement mais symptomatiquement bien placé dans le champ de références de Balzac) ; et - accumulation à l'emporte-pièce, hétéroclite et aléatoire, mais pour esquisser grossièrement les multiples tendances d'une même, encore que, tradition - voir dans les tourbillons de tout ce bouillon (parfois brouillon) de culture, les "Grands Initiés", et Saint-Yves d'Alveydre (la "Synarchie", son "Archéomètre"), Fulcanelli, René Guénon ... Également la "Géographie sidérale" (Guy-René Doumayrou). Je ne m'aventurerai pas du côté de Gisors ou de Rennes-le-château, trop loin du compte et je n'y connais rien.
S'il y a bien ponctuellement, localement et partiellement, des entreprises de projection du plan mystico-cosmique (les Constellations, l'Astrologie) dans la géographie et
l'architecture symbolique, données topographiques,  abbayes, monastères, cathédrales, temples, "lieux sacrés", objets-signes - "pierres levées", croix de carrefours, etc.- et même endroits et édifices non religieux a priori, localités, lieux-dits, sites, monuments, châteaux ..., on peut mettre en doute l'existence du projet global intentionnel et assignable de faire coïncider à tous points de vue une perspective théologique/mystique/politique (: en l'occurrence une certaine conception de l'empire de la Chrétienté après le paganisme qui se termine à la période gallo-romaine et marque les débuts de l'évangélisation, suivie des "missions" initiales avec à plus long terme les "églises de mission" du XIXè siècle), et un "terrain" ( cadre "naturel", paysage-terroir, hauteurs et rivières, etc., le territoire en tant qu'entité politique, avec les événements historiques, sociaux, économiques, tous en relation dans une même causalité décrétée ; puis les lignages, filiations, groupes sociaux - rois, princes, toutes catégories nobiliaires, les sommets de la pyramide sociale congruant avec la projection transcendantale d'ensemble ; et, fondamentalement, l'expression de tout cela dans le langage, dénominations, noms des personnes, titres, noms des lieux et lieux-dits, puisque rien n'est remis au hasard, au titre de la correspondance traditionnelle entre microcosme et macrocosme) ; situations historiques dans leurs localisations, leurs extensions et développements, les mentalités, les conceptions (: croyances, traditions, récits légendaires ...), le langage, dénominations onomastiques et toponymiques, désignations, formulations (: proverbes, "dits-on", ...).
Mythe d'une entreprise mythique dont on trouve le dessein aussi ailleurs, de manières la plupart du temps associées à un spiritualisme, à toutes formes d'ésotérisme, d'occultisme, d'alchimie, de théosophie, soit dans une perspective métaphysique, transcendantale/cosmique ; - le monde terrestre donné comme reflet du monde céleste, un projet divin relayé par ses interprètes, "tous-Initiés", Paracelsiens (cf. Alexandre Koyré,"Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIIème siècle allemand), etc.
Donc, tout en tenant compte de tels éléments fournissant un contexte patent, le cadre de références des développements de Dujardin, l'enjeu en est aussi ailleurs, si l'on veut décidément le sortir des impasses  et lui donner sens. C'est là qu'intervient le déplacement de son discours vers les outils d'analyse disons modernes, et les mises en parallèle avec des lectures contemporaines. Jusqu'à y voir le symptôme (certains le qualifieraient d' 'ovni' littéraire, un de ces objets étranges et uniques, cristallisation déflagrante d'une situation particulière, qui peut faire l'objet soit d'une reconnaissance spectaculaire, pain bénit d'une époque de crise qui se cherche de nouvelles prophéties, soit d'un total rejet, si les propos tenus entrent en contradiction avec la tendance idéologique dominante qui tient à assurer sa prise de pouvoir et s'applique donc à éliminer ce qui lui porterait ombrage) d'une époque de transition entre une tradition parachevée en téléscopage avec une modernité faisant on peut dire brutalement et radicalement irruption fin XIXè et début XXè siècle, sous la pression d'événements majeurs, tant historiques-politiques - guerre de 70, guerre de 14, révolutions et constitution des états-nations (Allemagne, Italie), et les mutations radicales et générales dans tous les domaines du savoir et de la civilisation.
Mais parler de symptôme est insuffisant ; nécessaire pour circonscrire l'oeuvre dans un cadre d'analyse depuis l'extérieur, mais qui n'aboutit pas à une véritable reconnaissance littéraire, culturelle ; c'est-à-dire au même titre que pour l'oeuvre d'art en général, dont la valeur se repère justement pour n'être jamais assignable ni réductible à un champ de références, qu'il relève des sciences exactes ou humaines, du plan philosophique, moral, psychologique, sociologique, esthétique (au sens de catégories abstraites), de l'analyse littéraire et de ses classifications, tout cela  ne fournissant donc que de pseudo-explications du fait d'un traitement externe de  l'oeuvre comme objet, manipulée par différentes "pinces-de-laboratoire", sans se mettre en position de reconnaissance de l'historicité d'un sujet, se cantonnant stratégiquement dans un historicisme finalement évacuateur. Ce qui empêche d'y voir quoi que ce soit de significatif risquant de remettre en question des critères établis jusqu'au dogmatisme, auxquels on se cramponne parce qu'on en est peu ou prou le bénéficiaire.


"J’appelle bien écrit ce qui ne fait pas double emploi." (Aragon, Traité du style)
  L'inactualité de Dujardin continue de son époque à la nôtre. Mais il ne s'agit pas de lui redonner une actualité qu'il n'a jamais eue ; et justement parce qu'il n'en a jamais eu. Comme pour une production (j'hésite à parler d'"oeuvre", coupable réticence, autant pour moi) dont l'inactualité est outrepassée par l'universalité (et il serait difficile d'employer ce terme pour Dujardin, bien que, alors, et pour Raymond Roussel ?!...; - en tout cas, il ne risque pas de faire "double emploi"), mais différemment cependant puisque c'est son inactualité qui est "transcendante" : l'abîme de son ininterprétabilité en fait un objet en soi, à considérer comme tel sans considération au-delà de lui-même, au pied de la lettre de son texte ; et pas non plus dans la déconsidération générale qui ne fait que le manquer, l'oublier (: "L'incertitude du sens - le fait que les mots n'aient pas un sens unique, stable, éternel - étant lié à l'altérité, au devenir, est insupportable pour la logique de l'identité." Henri Meschonnic, Langage, histoire une même théorie, p.142).
Mais le manquer en quoi ? - Question centrale, essentielle : comme on manque quelque chose de fort sans savoir pourquoi. Alors, en tirer les fils, saisir tous les éléments de cet écheveau, déjà - et peut-être seulement - pour en faire apparaître la complexité, la diversité, la richesse. Texte riche en soi, à la place de riche en quoi, question qui l'occulte. 

"Une auto-référentialité du texte littéraire, lequel existe dans et par son travail sur le langage, et crée sa propre temporalité." (? thèse, Lyon 2/2007)
A. Dujardin génère son propre horizon, son point de fuite est en lui-même ; ce qui ne signifie pas solipsisme littéraire, par quoi le manquer encore, nouvelle bévue contre son historicité/spécificité, par absence de "théorie du sujet" (cf. Meschonnic, op.cit., p. 137, note 1).  
Le poser d'abord comme extra-ordinaire, l'effet d'une rupture épistémique historique, comme proposé plus haut.
À propos de Groethuysen, Meschonnic dit : "le problème qu'il se pose est est le même problème que celui d'une théorie historique du langage : comprendre le langage en se fondant sur les données mêmes du langage." (op. cit., p. 139). Je dirai : comprendre Dujardin, en se fondant sur son langage, son discours.
Mettre à jour sa "poétique" ; en dégageant son argumentaire du plan de référence d'une histoire événementielle, reconstitution-rétablissement du "passé", aux antipodes d'une historicité (Meschonnic l'oppose à l'historicisme); montrer la spécificité de son projet, a priori projet d'histoire, l'établissement de l'entreprise hégémonique théologico-politique consistant à fusionner dans la temporalité, lieux, situations, dénominations, statuts, comportements, vécus ; mais sans commettre l'erreur, dualiste, de le renvoyer à un délire ininterprétable et absurde : son historicité dégagée de l'historicisme, par l'analyse du langage-discours en lui-même.

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